Les artisans de l’innovation

L’histoire que je vais vous raconter s’est déroulée il a douze ans, mais je m’en souviens comme si c’était hier, tant elle a marqué ma carrière d’enseignante et changé mon regard sur ceux que l’on dénomme « les handicapés du système scolaire ».


Un premier bilan des professeurs avait eu lieu avant les vacances de la Toussaint et, dans les différentes classes de sixième, un petit groupe de sept à huit élèves avaient complètement « décroché » en anglais. Leurs notes étaient catastrophiques et ils avaient visiblement abandonné la partie. A eux seuls, ils cumulaient toutes les difficultés possibles :  déficit d’attention, hyperactivité, dysgraphie, dyslexie, dyspraxieet une maîtrise très approximative du français qui les pénalisait dans la compréhension des consignes de travail. On me les avait confiés avec comme seule et unique consigne : « Voyez ce que vous pouvez faire! »

Dès le premier cours de soutien, j’ai dressé un bilan sans concession de mes propres moyens limités. A l’évidence, il ne me suffirait pas de leur imposer des révisions,  de redonner des explications, de fournir une batterie d’exercices ou plus de travail maison. J’étais tout aussi démunie qu’eux. Assez rapidement, j’ai écarté le travail écrit car j’avais constaté qu’ils le bâclaient pour s’en débarrasser au plus vite. J’ai donc mis l’accent sur l’oral : petits jeux lexicaux, devinettes, saynètes, chansons, poèmes… mais, d’un cours sur l’autre, ils ne faisaient pas l’effort de mémoriser et il fallait tout reprendre à zéro.

Et puis, un jour, à la récréation de midi, je vois ce petit groupe « d’irréductibles » en train de jouer aux cartes. C’était l’époque des cartes Pokémon. Intriguée, je m’approche et je leur demande de m’expliquer les règles du jeu. Ils s’exécutent avec un plaisir évident. Et là, stupéfaction! Les règles étaient si complexes!  Comment avaient-ils pu les mémoriser et les appliquer alors que les règles de la grammaire anglaise, si simples à côté, leur étaient inaccessibles?

Et si je leur proposais de créer un jeu de cartes pour comprendre et apprendre les règles de la grammaire anglaise?

Au cours suivant, je leur ai présenté mon projet. Inutile de préciser que j’ai eu leur adhésion totale et inconditionnelle sur le champ! Munis de cartes Bristol, de marqueurs de couleurs, de ciseaux…d’imagination et d’inventivité, nous nous sommes attelés à la tâche avec le sentiment que tout était permis car le terrain sur lequel nous nous aventurions était vierge! Il nous suffisait de respecter les règles de la grammaire anglaise. Dans cette phase d’expérimentation, ils m’ont vue hésiter, me tromper, recommencer, perdre patience … après tout, si le professeur n’avait pas toutes les réponses, ce n’était pas si grave de faire eux-mêmes des erreurs!

Vous l’avez compris : « Les Grammar Cards », publiées en 2008 aux Editions Buissonnières, sont LEUR création. Ils ont suggéré  l’idée des cartes réversibles, des couleurs pour l’ordre syntaxique, de la carte caméléon, des cartes personnages. Ils ont eux-mêmes inventé différentes activités en se lançant des défis. C’est ainsi que ces élèves « handicapés du système scolaire » sont devenus de véritables artisans de l’innovation  pédagogique!



Cette année-là, ils m’ont enseigné une leçon qui a profondément et durablement transformé ma carrière d’enseignante : se donner, en tant que professeur, le droit à l’erreur, c’est accorder ce même droit aux élèves!

Je leur avais fait une promesse que j’ai tenue : celle de ne pas ménager mon temps, mon énergie, ma persévérance et ma créativité, pour penser AUTREMENT et enseigner AUTREMENT au service de ceux, qui comme eux, ont le droit d’apprendre AUTREMENT.

 

Et vous, quels outils avez-vous fabriqués pour répondre au mieux à ces élèves qui, bien malgré eux, bousculent nos habitudes, ébranlent nos convictions et sollicitent notre créativité ?

 

Prochain article : la fin du cours

 


 

 

 

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